23
Depuis plusieurs jours je n’avais pas vu mon père. Je le trouvai occupé de tout autre chose que de l’affaire Leonidès et je me mis en quête de Taverner.
L’inspecteur, qui avait quelques instants de loisirs, accepta de venir boire quelque chose avec moi. Mon premier soin fut de le féliciter d’avoir élucidé le mystère de « Three Gables ». Mes congratulations lui firent plaisir. Il ne paraissait, cependant, qu’à demi satisfait.
— Quoi qu’il en soit, me dit-il, c’est fini et l’accusation tient debout ! On ne peut pas prétendre le contraire.
— Croyez-vous qu’ils seront condamnés ?
— Impossible à dire. Ainsi qu’il arrive presque toujours dans les affaires de meurtre, parce qu’il ne peut guère en aller autrement, nous n’avons que des preuves indirectes. Tout dépendra de l’impression qu’ils feront sur les jurés !
— Les lettres constituent-elles une charge sérieuse ?
— À première vue, oui. On trouve dans plusieurs des allusions à ce que sera leur vie à tous deux lorsque le vieux sera mort. Des phrases comme : « Ce ne sera plus long maintenant ! » Naturellement, la défense ergotera. Elle fera valoir que c’est là une formule très innocente, que Leonidès était si vieux que sa femme pouvait raisonnablement penser qu’il ne tarderait pas à mourir de sa belle mort. Jamais, il n’est, noir sur blanc, question de poison, mais il y a des passages qui peuvent être interprétés de façon très fâcheuse pour les accusés. Tout dépendra du juge. Si nous avons le vieux Carberry, leur compte est bon ! Il ne pardonne jamais à la femme adultère. J’imagine que c’est Eagles ou Humphrey Kerr que nous trouverons au banc de la défense. Humphrey, dans les affaires comme celle-là, est extraordinaire. Seulement, il aime bien que la tâche lui soit facilitée par les brillants états de service militaire de son client. Avec un objecteur de conscience, il sera moins étincelant qu’à l’habitude. Quant à l’impression qu’ils feront sur les jurés, on ne peut rien prévoir. Avec les jurés, on ne sait jamais ! Ce qu’on peut dire, c’est qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre, très sympathiques. Elle, c’est une jolie femme qui a épousé un très vieil homme pour son argent, et lui un objecteur de conscience qui aurait tendance à faire de la neurasthénie. Le crime est banal en soi, tellement conforme aux traditions qu’on se demande comment ils n’ont pas imaginé autre chose ! Bien entendu, il se peut qu’ils prétendent qu’il est seul coupable et qu’elle a tout ignoré ou, au contraire, que c’est elle qui a tout fait et que lui ne savait rien. Il n’est pas impossible non plus qu’ils disent avoir agi de concert.
— Vous, que croyez-vous ?
Taverner tourna vers moi un visage hermétique.
— Moi, je ne crois rien du tout ! J’ai établi des faits, j’ai adressé un rapport au D.P.P.[6] et il a été décidé qu’il y avait lieu de poursuivre. Un point, c’est tout. J’ai fait mon devoir et le reste ne me regarde pas. Vous vouliez connaître ma position, la voilà !
J’étais renseigné, mais je quittai Taverner avec la conviction qu’il y avait dans tout cela quelque chose qui ne lui plaisait pas.
Ce fut seulement trois jours plus tard qu’il me fut donné de dire au paternel ce que j’avais sur le cœur. Il ne m’avait jamais parlé de l’affaire. En vertu d’un accord tacite, dont je connaissais les raisons, nous évitions d’aborder ce sujet. Ce jour-là, je l’attaquai résolument.
— Il faut tirer ça au clair ! dis-je. Taverner n’est nullement convaincu que ce sont bien les coupables qui ont été arrêtés… et tu ne l’es pas plus que lui !
Mon père secoua la tête et m’objecta que la question n’était pas de sa compétence. Un point lui paraissait acquis, qu’on ne pouvait contester : l’accusation était solide.
— Mais, répliquai-je, tu ne crois pas à leur culpabilité ! Et Taverner non plus !
— C’est au jury qu’il appartient de décider !
— Je le sais bien ! m’écriai-je. Mais ce qui m’intéresse, c’est ton opinion personnelle !
— Mon opinion personnelle, Charles, n’a pas plus d’importance que la tienne.
— Pardon ! Ton expérience…
— Bon. Eh bien ! je serai honnête avec toi. À franchement parler, je ne sais pas !
— Tu crois qu’ils pourraient être coupables ?
— Certainement.
— Mais tu ne saurais dire que tu en es sûr ?
Le « pater » haussa les épaules.
— Sûr, l’est-on jamais ?
— Ne me dis pas ça ! Il y a des fois où tu étais sûr de la culpabilité de tes bonshommes ! Absolument sûr ! Non ?
— C’est arrivé quelquefois. Mais pas toujours !
— Et cette fois-ci, tu ne l’es pas !
— Je voudrais bien l’être.
Nous restâmes silencieux. Je pensais à ces deux silhouettes que j’avais aperçues dans le soir qui tombait, fuyantes et craintives, presque dès mon arrivée à « Three Gables ». Dès le premier jour, Brenda et Laurence me donnèrent l’impression qu’ils avaient peur de quelque chose. N’était-ce pas parce qu’ils ne se sentaient pas la conscience tranquille ? Je me posais la question et j’étais obligé de me répondre : « Pas nécessairement ! » Ils avaient, l’un et l’autre, peur de la vie. Parce qu’ils manquaient de confiance en eux-mêmes, parce qu’ils savaient ne pas être capables d’éviter les dangers qui les menaçaient, parce qu’ils ne se rendaient que trop bien compte que leurs coupables amours pouvaient, à tout moment, les conduire au crime.
Mon père reprit, d’une voix grave et douce à la fois :
— Voyons, Charles ! Regardons les choses en face. Tu persistes à penser que l’assassin est un membre de la famille ?
— À vrai dire, non. Je me le demande seulement.
— Tu le penses, Charles. Tu te trompes peut-être, mais tu le penses !
— C’est vrai.
— Pourquoi ?
— Parce que…
Essayant de voir clair en moi, j’hésitais. La phrase se forma presque à mon insu.
— Parce que c’est ce qu’ils pensent eux-mêmes !
— Ce qu’ils pensent eux-mêmes ! Intéressant. Très intéressant. Veux-tu dire par là qu’ils se suspectent mutuellement ou qu’ils connaissent effectivement le coupable ?
— Je ne saurais dire. Tout ça est très nébuleux, très confus… Dans l’ensemble, j’ai assez l’impression qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour oublier quel est le vrai coupable.
Après un silence, j’ajoutai :
— Une exception, pourtant : Roger. Il est absolument convaincu que c’est Brenda qui a tué et souhaite de tout son cœur qu’elle soit pendue. Sa conversation est… reposante : il est simple, direct, sans arrière-pensées. Les autres, au contraire, semblent mal à l’aise et ont l’air de s’excuser. Ils tiennent à être sûrs que Brenda aura un défenseur de premier ordre, que tout sera fait pour qu’elle ne puisse être condamnée injustement. Pourquoi ?
— Évidemment, répondit mon père, parce qu’au fond ils ne croient pas qu’elle soit coupable.
Puis, très calme, il dit :
— Mais, alors, qui a tué ? Tu leur as parlé. Quel serait, selon toi, le coupable le plus plausible ?
— Je n’en sais rien… et c’est bien ce qui me rend fou ! Aucun d’eux ne ressemble, de près ou de loin, à un assassin et, pourtant, l’assassin, c’est l’un d’eux !
— Sophia ?
— Grands dieux, non !
— C’est pourtant une hypothèse à laquelle tu songes, Charles ! Inutile de nier. Et tu y songes d’autant plus que tu ne veux pas l’admettre ! Quid des autres ? Philip ?
— Ses mobiles seraient fantastiques !
— Il y a des mobiles qui sont fantastiques comme il y en a qui sont absurdes, parce que presque inexistants. Quels seraient les siens ?
— Il est amèrement jaloux de Roger. Il l’a été toute sa vie. Son père a toujours eu une préférence pour Roger et Philip en a beaucoup souffert. Roger allait faire le plongeon. Le vieil Aristide l’a appris et a promis à Roger d’arranger ses affaires. Admettons que la chose soit venue aux oreilles de Philip. Que le vieux meure dans la nuit et Roger devra se passer du secours qu’il attend. Il sera bel et bien liquidé. Oh ! je sais que c’est idiot…
Le « pater » protesta.
— Mais pas du tout ! On voit des choses comme ça. Elles sont anormales, inhabituelles, mais humaines. Elles arrivent. Passons à Magda !
— Elle, c’est une enfant ! Le réel lui échappe. À la vérité, sa culpabilité ne m’aurait jamais paru possible si je n’avais été très surpris de sa hâte à vouloir expédier Joséphine en Suisse. Je n’ai pu m’empêcher de penser qu’elle avait peur que la petite sût ou dît quelque chose…
— Et finalement, Joséphine a pris un grand coup sur la tête !
— Ce n’est évidemment pas sa mère qui…
— Et pourquoi pas ?
— Mais, papa, parce qu’une mère…
— Tu ne lis donc jamais les faits divers, Charles… C’est tous les jours qu’une mère prend en grippe un de ses enfants. Généralement, elle continue à aimer les autres. Mais celui-là, pour une raison qu’il est souvent bien difficile de déterminer, elle le déteste, elle le hait…
— Elle appelait Joséphine sa « petite niaise », dis-je un peu à regret.
— Ça ennuyait l’enfant ?
— Je ne crois pas.
— Qu’y a-t-il encore ? Roger ?
— Roger n’a pas tué son père. J’en suis sûr !
— Alors, laissons-le de côté ! Sa femme… Comment s’appelle-t-elle donc ?… Clemency ?
— Si elle a assassiné le vieux Leonidès, elle, c’est encore pour une raison bien étrange !
Je racontai à mon père mes conversations avec Clemency, disant qu’il était possible qu’elle eût empoisonné son beau-père, à seule fin de pouvoir emmener Roger très loin de l’Angleterre.
— Elle avait réussi à convaincre Roger de partir sans prévenir son père. Là-dessus, le vieux apprend que son fils va déposer son bilan et décide de renflouer l’Associated Catering. Tous les espoirs, tous les plans de Clemency sont par terre du coup. Et elle adore son mari. Je dirai même qu’elle l’idolâtre !
— Tu reprends les mots d’Edith de Haviland.
— C’est juste. Celle-là aussi pourrait bien avoir tué, mais je ne saurais dire pourquoi. Je crois seulement que, si elle jugeait nécessaire de prendre la loi entre ses mains, elle considérerait que c’est là une raison justifiant pour elle toutes les décisions. Elle est comme ça !
— Et elle tient, elle aussi, à ce que Brenda soit bien défendue ?
— Oui. Question de conscience probablement. Je ne pense pas, si elle a tué, qu’elle souhaitait qu’un autre fût accusé.
— Aurait-elle été capable d’assommer Joséphine ?
— Ça, je ne peux pas le croire ! Ça me fait penser que Joséphine m’a dit quelque chose qui m’a tracassé un bon moment, que je voudrais bien retrouver, mais qui m’est malheureusement sorti de l’esprit. Je sais seulement que ça ne collait pas avec tout le reste…
— Ça te reviendra ! Ne cherche pas ! Tu ne vois rien d’autre ?
— Si ! Des tas de choses ! Es-tu renseigné sur la paralysie infantile ? Sur les répercussions qu’elle peut avoir sur le caractère du malade ?
— C’est à Eustace que tu penses ?
— Oui. Plus j’y songe, plus il me semble qu’il pourrait fort bien avoir tué son grand-père. Il le haïssait. Avec ça, il est bizarre, lunatique. Pas normal, quoi !… Dans la famille, c’est le seul que je voie très bien assommant Joséphine de sang-froid, si la petite savait quelque chose sur lui. Et, s’il y avait quelque chose à savoir, elle le savait. Cette enfant sait tout. Elle prend des notes sur un petit carnet noir…
Je m’interrompis.
— Sacristi ! m’écriai-je. Ce que je peux être bête !
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je me souviens de ce qui ne collait pas. Taverner et moi, nous avons admis comme un seul homme que, si l’on avait mis à sac la chambre de Joséphine, c’était parce qu’on cherchait les fameuses lettres que tu sais. Je pensais alors que la petite, ayant mis la main dessus, les avait cachées dans la chambre aux citernes. Mais, l’autre jour, quand j’ai bavardé avec elle, elle m’a déclaré que c’était Laurence qui les avait placées où je les ai trouvées. Elle l’a vu sortir du grenier. Elle est allée voir ce qu’il avait pu faire là, elle a découvert les lettres, elle les a lues, mais elle les a laissées où elles étaient !
— Et alors ?
— Alors ? Ce n’était donc pas les lettres qu’on cherchait dans la chambre de Joséphine. C’était autre chose !
— Et cette autre chose…
— C’était son petit carnet noir ! Mais je ne crois pas qu’on l’ait trouvé. Joséphine doit toujours l’avoir. Seulement, dans ce cas…
Je m’étais levé à demi.
— Dans ce cas, dit mon père, elle est toujours menacée. C’est ce que tu allais dire ?
— Oui. Elle ne sera vraiment hors de danger que lorsqu’elle sera partie pour la Suisse. Je t’ai dit qu’il était question de l’envoyer là-bas.
— Il lui plaît, ce projet ?
— Je ne pense pas.
— Alors, dit mon père d’un ton assez sec, elle n’ira sans doute pas. Mais, en ce qui concerne le danger, il existe et tu ferais peut-être bien de retourner là-bas le plus tôt possible.
J’étais affolé.
— Tu penses à Eustace ?… À Clemency ?
Mon père me sourit gentiment.
— À mon sens, Charles, les faits pointent tous dans une même direction et je m’étonne que tu ne t’en rendes pas compte. Je…
Glover entrebâilla la porte.
— Excusez-moi, monsieur Charles, on vous demande à l’appareil ! C’est miss Leonidès qui téléphone de Swinly. Il paraît que c’est très urgent…
J’avais l’impression de revivre une scène horrible. S’agissait-il d’un nouvel attentat contre Joséphine ? Et, cette fois, réussi ?
Je courus au téléphone.
— Allô, Sophia ?
— C’est vous, Charles ?
Il y avait, dans la voix de Sophia, une sorte de désespoir. Elle poursuivit :
— Rien n’est terminé, Charles ! L’assassin est toujours ici !
— Que voulez-vous dire ?… Il s’est passé quelque chose ?… Joséphine ?…
— Ce n’est pas Joséphine. C’est Nannie !
— Nannie ?
— Oui. Il y avait du chocolat… Le chocolat de Joséphine… Elle ne l’avait pas bu et il était resté sur la table. Nannie n’a pas voulu le laisser perdre. Elle l’a bu…
— Pauvre Nannie ! Elle est très mal ?
La voix de Sophia se brisa.
— Oh ! Charles… Elle est morte.